Tirésias, figure de l’expert devin


tiresiasDepuis sa naissance, la criminologie a tenté de comprendre les raisons qui sous-tendent les comportements criminels. Quelles peuvent bien être les causes de la délinquance ? Certaines sont biologiques, d’autres sociologiques, d’autres morales, d’autres encore psychologiques. Bien souvent, ce sont des éléments antérieurs qui permettent de comprendre l’acte délinquant. Le recours au passé est dès lors prévalent pour les criminologues. Une idée sous-jacente découle de ce constat : comment éviter les comportements délinquants futurs ? En effet, trouver les éléments induisant le crime permettrait idéalement d’en diminuer la probabilité voire de l’empêcher. Il s’agit évidemment d’une question politique majeure, d’autant plus dans les sociétés qui aspirent à une sécurité totale. Le monde politique est dès lors interpelé lorsqu’un acte grave de délinquance survient : cet acte aurait-il pu être empêché ? Par un étrange déplacement de responsabilité, les institutions de l’État deviendraient complices indirects de l’auteur de l’acte : pourquoi n’a-t-on pas empêché l’auteur de posséder une arme, par exemple ?
La criminologie contemporaine est donc fortement sollicitée sur les notions d’antériorité (que s’est-il passé avant ?) et de postériorité (comment maîtriser le futur ?). C’est du futur que je traiterai ici, autrement dit de la notion de prédiction. Selon le Petit Robert, prédire signifie « annoncer comme devant être ou se produire ». Prédire le futur fait partir de notre quotidien : nous écoutons les prédictions météorologiques afin de nous habiller en conséquence, nous achetons un gâteau car nous supposons que les personnes que nous avons invitées viendront ce soir, nous commandons une pizza car nous supposons que la livraison s’effectuera quelques minutes plus tard, etc.
Cette démarche prédictive n’est toutefois pas anodine car elle demande un dépassement de la démarche descriptive (il y a plus d’hommes en prison que de femmes) pour émettre des pronostics dans l’avenir (vais-je être délinquant si je suis un homme ?).

Dans l’antiquité, l’exercice de prédiction était aidé par celui de la divination. Les signes de la nature étaient interprétés comme des messages envoyés par les dieux aux hommes. La charge de ces interprétations revenait à des personnages exceptionnels : les devins.
L’un des plus célèbres est Tirésias. Plusieurs récits antiques évoquent son histoire, notamment celle d’Ovide dont je présente les grandes lignes ici.

Tirésias et le fils du géant Evérès et de la nymphe Chariclo.
Il se promène dans la forêt, surprend deux serpents en train de s’accoupler et les blesse. Il est aussitôt transformé en femme durant sept ans. Retrouvant ensuite les deux mêmes serpents, il les perturbe à nouveau et est retransformé en homme.
Zeus convoque alors Tirésias pour trancher une question importante : qui, de la femme ou de l’homme, éprouve le plus de plaisir durant l’acte sexuel ? Tirésias confirme la thèse de Zeus et affirme que c’est la femme. En effet, selon lui, si le plaisir de l’acte sexuel était divisé en dix parts, la femme en prendrait neuf alors que l’homme n’en prendrait qu’une. Outrée par cette révélation, Héra, l’épouse de Zeus, rend Tirésias aveugle. Pour compenser cette cécité, Zeus accorde alors au mortel le don de divination et une vie longue de sept générations.
Tirésias devient alors le devin officiel de Thèbes, toujours accompagné d’un enfant ou de sa fille pour le guider. Il révèle à Amphitryon qu’Héraclès n’est pas son fils mais plutôt celui de Zeus. Il défend le culte de Dionysos à Thèbes. Il révèle à Œdipe l’identité du meurtrier de son père, en l’occurrence Œdipe lui-même. Il permet la défense de Thèbes contre les sept chefs. Il conseille à Créon d’offrir des funérailles à Polynice (fils d’Œdipe) et prédit la mort de son fils et de sa femme suite à son refus.
Lorsque les fils des sept chefs défaits lors de la première attaque assiègent Thèbes, Tirésias fuit la ville, guidé par sa fille. Lors d’une halte près de la source Tilphoussa, le vieil homme s’y désaltère mais en meurt (Apollodore, III, 7, 3). Il conserve toutefois son don de prophétie dans le royaume des morts car Ulysse rentre en contact avec lui lors d’un rituel afin de recevoir des conseils.

Que découvre-t-on dans ce mythe ? Que la curiosité de Tirésias le confronte à voir ce qu’il n’aurait pas dû (une version du mythe rapporte qu’il aurait surpris la nudité d’Athéna et qu’elle l’aurait puni de cécité). Cette expérience interdite concerne la sexualité. Tirésias est celui qui fourre son nez là où il ne devrait pas : le mystère de la relation sexuelle et donc celui de l’origine de la vie. Il s’initie tantôt au plaisir féminin et tantôt au plaisir masculin. Il devient dès lors le témoin exceptionnel de cette double expérience, qui échappe même aux dieux. Il représente un idéal de bisexualité, autrement dit d’autocomplétude. Voilà pourquoi il sait tout. Or, l’accès à une telle connaissance ne le laisse pas indemne : il perd l’accès à la réalité visible par tout à chacun. La vérité relative à la sexualité lui brûle les yeux. Il devient un infirme dans la vie de tous les jours et doit être aidé par un enfant dont il est dépendant. Son lien avec le monde environnant se fait par le biais de l’audition. Tirésias base ses prédictions sur l’ornithomancie, c’est-à-dire l’interprétation du comportement des oiseaux. Il entend ce qui ne se dit pas et connaît ce qui ne se sait pas. La plupart de ses révélations portent sur les liens de filiation : il connaît les secrets de famille et dénonce les mensonges qui s’y rapportent. Détenteur des secrets généalogiques, il sent le malheur arriver lorsque ces liens sont bafoués. C’est souvent par allusions ambigües qu’il révèle les vérités car il connaît le pouvoir destructeur de leur surgissement.
Tirésias occupe une position de psychothérapeute familial: il entend les vérités dans les paroles qui l’entourent. Il sait que révéler ces vérités s’avère nécessaire mais connaît la souffrance qui va en découler. Les rois insistent pour obtenir ses conseils mais le maudissent quand ils les reçoivent. Tirésias voit ainsi le malheur arriver là où tous les autres sont aveugles.

En criminologie, les psychiatres et psychologues sont souvent convoqués pour prodiguer des conseils, formuler des avis et prédire le comportement de délinquants. A côté de l’intuition (« je ressens que cette personne est dangereuse »), une discipline mathématique offre un cadre théorique à la prédiction : l’inférence statistique. Dépassant les statistiques descriptives (quel est le pourcentage d’hommes incarcérés ?), l’inférence exploite des données recueillies afin de produire des prédictions. Par exemple, l’évolution de l’espérance de vie dans un pays donné permet d’extrapoler la courbe et donc de prédire l’espérance de vie dans trente ans voire plus. On s’en doute, cette prédiction est sujette à erreur. Cette erreur est parfois grande et parfois petite. Des méthodes statistiques permettent d’évaluer cette erreur afin de produire des intervalles de confiance relatifs à chaque prédiction.
Cette logique d’inférence peut être appliquée à la prédiction des comportements violents.

De nombreuses études ont dès lors évalué le lien statistique entre des caractéristiques individuelles (âge, sexe, niveau d’éducation, etc.) et la récidive violente. Ces études ont été synthétisées dans une étude d’Hanson & Morton-Bourgon (2004). Les résultats permettent ainsi de déterminer quels facteurs seraient prédicteursde la violence et ceux qui ne le seraient pas. Par exemple, les antécédents de violences, les problèmes de maîtrise de soi, l’instabilité professionnelle, la toxicomanie ou encore une relation négative avec le père seraient des prédicteurs significatif de la récidive violence non sexuelle.

Ces études statistiques ont donné naissance à des échelles de prédiction de risque (VRAG, SORAG, HCR-20, etc.) Ces échelles sont appelées actuarielles et reposent principalement sur des bases statistiques. Elles ont pour ambition de prédire le comportement violent mais ne permettent pas de comprendre comment ni pourquoi il est commis. Ces échelles offrent des garanties scientifiques à l’exercice de la prédiction du futur. Elles offrent dès lors des arguments rationnels à l’évaluation de la dangerosité d’un individu. Sans elles, l’évaluateur doit se fier à son intuition pour produire une prédiction. Ce recours à l’intuition est vivement critiqué tant du point de vue scientifique que juridique. En effet, cette intuition dépendrait trop de l’identité de l’évaluateur, qui éprouve d’ailleurs souvent des difficultés à justifier rationnellement son avis. Ces outils statistiques permettent dès lors à l’évaluateur de justifier sa méthode. Cependant, jusqu’à présent, ces outils semblent avoir négligé un problème de taille : ils ont été construits sur des études de groupes de délinquants. Or, le comportement d’une personne est bien moins prédictible que le comportement d’un groupe de personnes. Bien qu’il soit possible de formuler une prédiction, la marge d’erreur serait trop importante pour distinguer les groupes de délinquants au niveau individuel. Spécialiste des études sur le comportement violent, Cooke (2010) affirme que « la base scientifique pour les échelles actuarielles, appliquées aux individus pourrait être plus illusoire que réelle ». Il va plus loin en affirmant que l’utilisation systématique et exclusive de ces échelles peut poser plus de problèmes qu’en résoudre.
L’idée derrière les critiques adressées aux échelles de risque est que le comportement délinquant est sous-tendu par de nombreuses variables, principalement situationnelles, qui sont liées les unes aux autres par des liens complexes. Les causes du comportement délinquant diffèrent d’ailleurs d’un individu à un autre. Ces échelles ne peuvent dès lors pas être administrées sans une étude approfondiede chaque situation.

Une question se pose actuellement : demande-t-on l’impossible à l’expert chargé d’estimer la dangerosité d’une personne ?
La réponse est probablement oui. Cependant, l’évaluation continue d’une situation peut apporter des éléments de réponses. En effet, bien souvent, les délinquants eux-mêmes ont quelque à dire sur leur comportement délictueux. C’est en les écoutant que le sens de l’acte se dégage. Ce sens est la clé de la compréhensiondes actes passés et peut-être futurs. L’expert, par sa position, se retrouve confronté à ce sens, qu’il soit révélé ou caché. C’est de ce sens qu’il se trouve dès lors dépositaire. A lui de savoir ce qu’il doit en faire…

Le mythe de Tirésias permet de constater que de nombreuses personnes recherchent ses avis. Or, aussitôt donnés, il s’attire aussitôt l’animosité de ceux qui insistaient tant pour découvrir la vérité. Toutes les vérités ne semblent dès lors pas bonnes à dire. Une vérité semble toutefois avoir échappé au grand devin, celle de sa propre mort : c’est en buvant à la rivière que sa vie (physique) prend fin.

Regardant l’horizon, l’expert devin pourrait ne pas voir le précipice à ses pieds…

Cet article, publié dans Analyses psychologiques, est tagué , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

4 commentaires pour Tirésias, figure de l’expert devin

  1. jonaler dit :

    « Regardant l’horizon, l’expert devin pourrait ne pas voir le précipice à ses pieds… »
    …Mais c’est que tu nous ficherais le vertige !! 😉
    Faut-il croire que Tirésias a oublié d’appliquer ses dons à son propre cas ?

    Un grand merci pour ce texte et pour avoir parlé du mythe de Tirésias, que je ne connaissais pas (ou bien je l’avais oublié!)

    Ça m’a fait penser que, si les échelles de prédiction de risque prédisent le futur, Tirésias prédit plutôt le passé ! En tout cas, il a une vue sur l’origine de la vie et la vérité des filiations, vérités cachées ou qu’on ne veut pas voir. S’il prédit le futur, c’est plus comme un prophète (Tiens ! Tiens ! Ça m’rappelle qqch !) qui se fait porte-parole de la vérité divine et se limite à révéler ce qui se passera si on n’en tient pas compte : le prophète agit donc dans le but de changer le présent (comme le cas auquel tu fais référence du conseil à Créon d’offrir des funérailles au fils d’œdipe, et des conséquences d’un refus).

    J’aime bcp ta façon d’aborder cette difficulté propre au clinicien : que faire d’un sens dont le sujet nous a fait le dépositaire (sens qui est sexuel pour Tirésias, ç-à-d concernant la jouissance féminine en trop ou les rapports de filiation) ? La manière de répondre de Tirésias est aussi très clinique finalement : en passant par des « allusions ambiguës », la personne qui vient consulter doit y mettre du sien (de son sens propre) pour saisir les énoncés du devin.

    Concernant l’étude d’Hanson &Co, qui révèle que la violence et l’instabilité passée peuvent prédire la violence et l’instabilité future, je me demandais s’ils ont mis en évidence des éléments dont on aurait pu croire qu’ils auraient été prédicteurs de violence future alors qu’en fait non ?

    Ton texte m’a aussi ouvert la question de savoir comment transmettre des conclusions cliniques à une autorité judiciaire par exemple ? Je suis d’accord que quand on reste au niveau de l’intuition, ce n’est pas scientifique et très peu rigoureux ! Est-il possible d’avoir une rigueur clinique (par l’articulation de la logique du cas et de la théorie par exemple) qui serait transmissible et considérée comme valable par les autorités ?

    Encore merci pour ce texte qui m’a fait réfléchir et apporte des éléments que je ne connaissais pas !
    Jonathan

    • Merci pour ton commentaire. La méta-analyse d’Hanson et de Morton-Bourgon est très intéressante. En lisant les tableaux annexes, on découvre notamment le caractère NON prédictif du « manque d’empathie pour la victime », du « déni des crimes sexuels » et de la « minimisation de la culpabilité » (p. 42). Ces données empiriques contredisent une croyance tenace en justice, celle que le délinquant sans remords recommencera. L’étude montre également le caractère peu prédictif de variables strictement psychologiques (angoisse, manque d’estime de soi, etc.)

      Ta question concernant la transmission d’informations au juge est très pertinente. Depuis le 19ème siècle, la justice et la psychiatrie ont entamé un tango qu’il est intéressant d’analyser.

    • Merci. Oui la notion de dangerosité réanime le vieux débat du criminel par essence du 19ème siècle. Elle permet d’éviter de remettre en question la société (et les politiques).

Laisser un commentaire