Encanto : Bruno ou la chute du mythe familial


Bruno

Chaque famille compte au moins un personnage qui dérange les autres au point de leur donner l’envie de l’écarter du groupe. Le film d’animation de Disney « Encanto » (qui a reçu un Oscar en 2022) traite de ce thème avec le personnage de Bruno.

Fuyant une guerre, Alma Madrigal perd son mari mais sauve la vie de ses trois enfants Pepa, Julieta et Bruno. A l’aide d’une chandelle magique, elle construit une maison (également magique) qui accueille la famille. Ses enfants et leurs propres enfants acquièrent chacun un pouvoir magique spécifique qui aide les habitants du village avoisinant la maison. Tous les enfants sauf une : Mirabel, la jeune héroïne du récit qui se sent différente et moins importante que les autres membres de la famille. Dans une vision qui s’impose à elle, Mirabel entrevoit toutefois l’effondrement de la maison familiale et la disparition des pouvoirs magiques. Pour enquêter, elle emprunte la porte de son oncle Bruno qui est censé avoir disparu et duquel plus personne ne peut parler. En effet, Bruno était capable de prédire des événements à venir, parfois funestes. Afin de protéger sa famille, il a fait semblant de partir alors qu’il réside dans des couloirs secrets de la maison familiale. Mirabel le découvre et l’invite à utiliser à nouveau son pouvoir de prédiction. Alors qu’Alma la grand-mère de Mirabel lui reproche de menacer la famille, la maison s’écroule et la bougie magique s’éteint. Le rêve familial s’est envolé. Mirabel s’enfuit et pleure à l’endroit précis où Alma avait perdu son époux plusieurs années plus tôt. Alma l’y rejoint et s’excuse de sa dureté. Elle se réconcilie avec Mirabel et Bruno. Aidée par les habitants du village, la famille entreprend de construire une nouvelle maison qui ravive aussitôt la magie de la bougie.

Notons que l’histoire débute par un événement dramatique : la séparation d’Alma et Pedro. Le contexte de guerre évoque un conflit violent entre les deux époux, le départ de Pedro et son remplacement par un idéal puissant et fragile en même temps (symbolisé par la bougie). Il existe d’emblée un secret sur les raisons exactes du conflit entre les grands-parents mais les conséquences sont doubles : éviction du grand-père et hyper-valorisation d’un idéal familial indiscutable. Cet idéal dernier repose sur une unité indéfectible qui rendrait la famille invulnérable. Ce mythe est la réponse inconsciente d’Alma à sa douloureuse séparation. Ses enfants et petits-enfants construiront leur sentiment d’identité sur ce mythe.

Selon le psychothérapeute familial Robert Neuburger (2020, p. 14), la famille est une unité qui offre confort et stabilité à ses membres, qui leur permet de communiquer et de construire un sentiment d’identité. Cette unité nécessite un ciment : le mythe familial. Ce mythe donne son unité au groupe et le différencie du monde extérieur.

Si la plupart des membres de la famille ont connaissance du mythe familial, son origine historique demeure bien souvent plus obscur.

Dans « Encanto », l’absence de pouvoir magique de Mirabel signe l’effritement de l’illusion et la mise en péril du mythe familial. Ses grands yeux et ses lunettes annoncent qu’elle voit plus clairement la réalité des choses. Mais le personnage le plus menaçant pour l’illusion familiale est bel et bien Bruno qui, malgré lui, fragilise le discours de sa mère. Cette dernière le rejette et s’apprête à rejeter également Mirabel afin de protéger la construction mythique. Cependant, en écartant publiquement son fils et sa petite-fille (comme elle avait écarté son époux), elle provoque elle-même l’effondrement de l’idéal d’unité. Seul le retour sur le lieu du traumatisme initial et la révélation du secret permet à la famille de se reconstruire sur de nouvelles bases plus sereines.

On le voit, le caractère quasiment diabolique du personnage de Bruno s’explique par la menace qu’il fait porter à l’illusion construite par sa mère. Il est celui qui fait émerger la vérité que personne ne veut entendre jusqu’à l’arrivée de Mirabel. Lorsque cette vérité surgit, elle induit une crise, une souffrance terrible dans toute la famille qui la contraint à repartir sur de nouvelles bases. Bruno n’est pas mal intentionné. Il est toutefois habité par la souffrance du traumatisme initial (la séparation de ses parents), souffrance qu’il ne parvient plus à réprimer complètement malgré ses tentatives. Seule la résolution du traumatisme initial par les révélations d’Alma permet d’accueillir Bruno et Mirabel comme membres de la famille à part entière et non plus comme des menaces.

Probablement influencée par l’approche individuelle du droit occidental, la psychothérapie de délinquants adultes aborde rarement de telles considérations systémiques. Bien entendu, le clinicien ressent le rôle du système familial de son patient dans sa vie et dans les actes qu’il a posés mais il ressent également une dimension presque horrifique : la multiplication de drames familiaux, de décès nombreux et violents, d’abus sexuels, de secrets, de migrations impromptues, de ruptures brutales, etc. Il s’agit d’événements qui peuvent coexister et induire une stupéfaction chez le thérapeute. Cette stupéfaction est susceptible de déstabiliser les prises en charge et d’effrayer le thérapeute le plus aguerri. Les psychothérapies systémiques – que l’on pense parfois indiquées – s’avèrent alors impossibles à réaliser. Le patient se retrouve dès lors confronté à un système familial qu’il connaît bien mais qu’il ne comprend pas et duquel il reste prisonnier par sentiment de loyauté. Ainsi se sent-il obligé de réparer la souffrance familiale sans savoir comment s’y prendre. Il tente alors souvent de modifier le drame familial en fondant lui-même une famille. Cette nouvelle famille peut effectivement parfois ouvrir une nouvelle voie. Or, dans la plupart des cas, les traumatismes non résolus viennent hanter les relations entre chacun. Sans en connaître ni l’origine ni les raisons. Il s’agit d’une clinique très complexe voire audacieuse à laquelle peu de thérapeutes osent se confronter. Car il s’agit bien entendu de ne pas se perdre soi-même en chemin.

N’hésitez pas à regarder une nouvelle fois l’extrait du film durant lequel les personnages rappellent qu’il ne faut pas parler de Bruno. Vous écouterez la chanson avec une oreille nouvelle :

Référence

Neuburger, R. (2020). Le mythe familial. ESF Sciences Humaines.

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